La guerre en Ukraine et ses conséquences ont précipité en Europe et en France une crise des énergies, dont la grève des raffineries ne constitue qu'un épisode brutalement ressenti. Car cette crise vient de plus loin. Comment en est-on arrivé là ? Jean-Pierre Gorges revient sur 25 années de décisions funestes et avance des solutions.
Votre Ville : Comment regardez-vous cette grève des syndicalistes des raffineries, les queues aux pompes à essence ?
Jean-Pierre Gorges : Comme beaucoup de Français et de Chartrains, je considère comme inacceptable qu'une poignée de syndicalistes bloquent un pays tout entier. Dans les grandes entreprises comme ESSO et TOTAL, il existe des conventions collectives. Des négociations salariales ont lieu régulièrement et j'observe que des accords ont été conclus, signés par des syndicats majoritaires.
La poursuite de la grève est donc injustifiable, sauf si l'on admet que les minorités ont le pouvoir. C'est parfaitement antidémocratique, d'autant que les grévistes en question ne font pas partie des « damnés de la terre ». Ceux-ci se trouvent plutôt parmi ceux qui font la queue à la pompe pour aller travailler.
VV : Vous parlez d'énergie, vous avez toujours défendu le nucléaire. Comment en est-on arrivé là ?
JPG : Cette question me passionne. C'est un enjeu fondamental, à la fois de progrès technologique et de souveraineté. Député de 2002 à 2017, j'ai participé à toutes les commissions possibles en la matière et vu tout ce qui se décidait. Et j'avais quelques dates en tête. 1968, et la création de Phénix, ce projet de centrale nucléaire de 4e génération à neutrons rapides, et d'invention française. Ce projet montre la vision stratégique que les élites de la France développaient à ce moment, quand elles faisaient « pousser » des dizaines de centrales nucléaires, mises en service progressivement, plus de la moitié sous le « règne » de François Mitterrand.
Mais, en 1997, pour gagner les élections législatives, Lionel Jospin conclut un accord électoral avec les Verts, qui comprend notamment l'arrêt de Super Phénix. Ces gens-là, des progressistes proclamés pourtant, décrètent tranquillement que le nucléaire n'a plus d'avenir. Pourtant, cette technologie nouvelle, sensible mais sûre, permet aux Français et à leurs entreprises de payer l'électricité 35 % moins chère que leurs voisins, amis, et néanmoins concurrents allemands. Nous disposons alors d'une avance technologique certaine, qui plus est souveraine. Et la 4e génération de centrales qui découlera de Super Phénix doit permettre de régler en grande partie la question difficile des déchets nucléaires. Les centrales à neutrons rapides pourront même utiliser les déchets déjà stockés. Et diminuer considérablement les quantités importées de minerai d'uranium naturel. De l'énergie pour très longtemps…
Notre faiblesse énergétique structurelle d'aujourd'hui vient de là. Comme quoi les décisions politiques ont des conséquences à long terme, même si elles paraissent insensibles sur le moment.
VV : Tchernobyl et Fukushima ont aussi fait peur aux gens ?
JPG : En 1986, Tchernobyl préfigure l'effondrement de l'URSS. En 2011, Fukushima n'est pas un accident nucléaire mais la conséquence d'un tsunami sur une centrale mal positionnée. Pour le reste, et il existe plusieurs centaines de centrales nucléaires dans le monde, le nucléaire civil ne tue personne, à la différence de l'automobile, de l'alcool, de la cigarette ou du sucre, qui ne sont pas interdits pour autant. Et Madame Merkel doit aujourd'hui bien regretter sa décision d'avoir stoppé le nucléaire allemand sous la pression des Verts et devant l'attrait du gaz russe. Ce qui est frappant, c'est comment une idéologie quasi messianique a réussi à arrêter ce qui marchait parfaitement.
Les Verts ont inventé le développement durable sans solution durable. Et cela continue : l'Europe se tire une balle dans le pied en décrétant pour 2035 l'interdiction de la production de voitures thermiques. Quand aujourd'hui, malgré les primes de l'État, que les contribuables et la dette paient, une voiture électrique continue de coûter plus cher qu'une voiture thermique. Il n'y a pas de vraie rupture technologique puisque la nouvelle solution est plus chère que la précédente, qu'elle pollue autant et peut-être davantage, et qu'en plus elle avantage la Chine. Aujourd'hui, la voiture électrique, c'est pour les riches ?
VV : Les Verts et les Socialistes sont donc les grands coupables ?
JPG : Tous les partis sont responsables. Après 2002, Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy ne relancent pas Super Phénix. Ils se contentent de maintenir les centrales nucléaires existantes. C'est François Hollande qui porte le coup de grâce au nucléaire français en décidant, toujours au nom d'une alliance électorale avec les Verts, la fermeture programmée de plusieurs dizaines de réacteurs.
Les conséquences sont désastreuses : tous les bons ingénieurs se détournent d'un nucléaire désormais sans perspective. C'est vrai aussi des techniciens et des ouvriers qualifiés. Cette fuite des cerveaux et des compétences explique les lenteurs désespérantes de la mise en marche de l'EPR de Flamanville. Alors que d'autres EPR, cette 3e génération du nucléaire, fonctionnent dans le monde. C'est aussi cela qui explique les retards de la maintenance des centrales actuelles, bien davantage que le Covid. Le P.-D.G. sortant d'EDF l'a dit clairement : quand l'État lui commande de fermer des centrales, EDF recrute des compétences pour les démonter et non des compétences pour entretenir ce qui est désormais en fin de vie.
VV : Où en sommes-nous ?
JPG : Les idéologies se sont, comme toujours, fracassées sur les réalités. Le Chef de l'État a décidé de lancer la construction de plusieurs nouveaux EPR. Mais nous avons perdu 20 ans, des compétences difficilement remplaçables, et nos avantages de compétitivité économique. Même si la recherche sur la 4e génération a continué, avec le projet ASTRID. Mais celui-ci est international et nous n'en avons pas la maîtrise complète. Aujourd'hui donc, nous sommes censés compter sur les énergies dites renouvelables. Avant tout, il faut comprendre que l'électricité n'est pas stockable. Une centrale nucléaire produit nuit et jour. Ce n'est le cas ni de l'éolien ni du photovoltaïque. Le premier produit quand il a le temps, si j'ose dire, et le second davantage aux beaux jours…
Dans les deux cas, les technologies sont importées, essentiellement d'Asie. Les matériaux sont difficilement recyclables et je ne parle pas de nos paysages. Enfin ces énergies sont chères, comme le prouve sur votre facture d'électricité le montant des taxes destinées à financer l'éolien et le photovoltaïque. Elles augmentent chaque année. Alors évidemment quand la guerre et la géopolitique s'en mêlent, les conséquences des choix de nos dirigeants des 25 dernières années, apparaissent pour ce qu'elles sont : catastrophiques. Après, vous pouvez toujours croire aux vertus du col roulé…
VV : Vous voilà bien pessimiste ?
JPG : Pas du tout. Il va nous falloir payer l'addition mais la vie ne va pas s'arrêter. J'espère que nos élites vont comprendre la leçon, et d'abord les vrais écolos, puisque le nucléaire ne produit pas de CO2. Il faut que la France construise un mix énergétique fondé en grande partie sur le
nucléaire. Cette énergie de nouveau abondante nous permettra aussi de passer au moteur à hydrogène thermique. C'est de mon point de vue la technologie de l'avenir.
VV : Vous êtes aujourd'hui maire et président de Communauté d'agglomération. Comment pouvez-vous agir dans ce domaine ?
JPG : Pour agir, il faut en avoir la compétence, c'est-à-dire le droit d'agir. Maire, j'ai le droit de produire de l'électricité. Sachant que nos rivières n'offrent pas de chutes permettant d'édifier des barrages. L'éolien ? Je n'y crois pas, et les règles de protection des paysages chartrains et des vues sur la cathédrale l'interdisent. Le photovoltaïque ? La technologie progresse, mais pas encore au point qu'il soit possible d'en amortir vraiment le coût. Nous utilisons donc la géothermie, c'est le cas pour le chauffage de l'hôtel de Ville et d'Agglomération.
C'est une énergie simple, peu chère, permanente, et parfaitement renouvelable. Nous disposons d'une centrale biomasse qui fournit de la chaleur à deux grands équipements publics comme l'hôpital ou l'Odyssée et à des milliers de logements. Là encore, c'est propre et durable. Enfin nous développons notre usine de valorisation des déchets sur le site d'Orizane. Évidemment, cela ne couvrira jamais tous les besoins en énergie et en électricité des habitants et des entreprises de Chartres et de son agglomération…
VV : Quelles solutions alors ?
JPG : Soyons clairs, l'eau et l'électricité sont aujourd'hui des biens de première nécessité. En conséquence, on ne peut accepter de laisser le prix de l'électricité dépendre d'un marché européen aux règles dépassées, dont personne ne peut comprendre les variations parfois délirantes tellement elles sont déconnectées du coût réel de la production de cette énergie. Je pense donc que leur prix devrait être fixé et voté chaque année par l'Assemblée Nationale. Cela aurait en outre l'avantage majeur de permettre à la France de retrouver sa souveraineté stratégique en la matière. Pour les solutions technologiques, je fais tout à fait confiance au talent de la France des ingénieurs.